De la synesthésie

Notion de "synesthésie" développée par le compositeur contemporain Salvatore Sciarrino, repris par Grazia Giacco dans son ouvrage « LA NOTION DE « FIGURE » CHEZ SALVATORE SCIARRINO » édition L’HARMATTAN, 2001.
 





Les rapports du son, du visuel, du spatial… en musique.
Réflexion de Salvatore Sciarrino, guidée ici par Grazia Giacco, transposable dans le domaine de la vidéographie qui fait appel à tous les domaines de la perception, et où je considère l'image filmée comme étant picturale. Par intermittence, un domaine sensoriel prend le pas sur l’autre dans mes vidéographies, ou se chevauchent, ou se répondent, se perdent, se retrouvent. Ces correspondances comme des mises en relief des liens du sonore et du visuel, des relations du sonore avec la sensation spatiale, des relations du mouvement ou de la notion d’équilibre du corps (repères kinesthésiques) en vidéographie. Ce qui se passe quand je filme. Ce qui se passe quand je place une pièce musicale sur la séquence filmée. Ce qui se passe quand on regarde/écoute une de ces vidéographies.

Synesthésie : n.f. – 1865 ; gr. sunaisthésis « perception simultanée » MÉD. Trouble de la perception sensorielle caractérisée par la perception d’une sensation supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou concernant un autre domaine sensoriel.
LE PETIT ROBERT



« LA NOTION DE « FIGURE » CHEZ SALVATORE SCIARRINO »
de Grazia Giacco
I L’ESPACE DANS LA MUSIQUE
Pour une synesthésie radicale

« Lors d’un entretien radiophonique le musicologue italien Mario Bortolotto s’arrête sur la qualité du son sciarrinien, sur sa luminosité, et affirme :
« Mais cette recherche doit avoir pour objet une sorte de son comme éblouissement, quelque chose qui paraît blanc, un blanc qui éblouit, un blanc insupportable, et dont, pour ce que je peux dire, pour ce que je peux connaître de cette œuvre, les exemples les plus incroyables se trouvent dans une espèce de diptyque intitulé Il paese senz’alba et Il paese senza tramonto. Ils ont été repris même ailleurs, dans quelques passages de la Divina Commedia, par exemple (Sui poemi concentrici I-II-III (1987)). Il y a une sensation de blanc insoutenable, bref, comme si la sensation acoustique devenait une sensation visuelle. On pourrait, ainsi […] soutenir qu’elle est une dernière manifestation de synesthésie romantique. Le visuel et le sonore qui se confondent… » (Mario Bortolotto et Anna Menichetti in 
« ENTRETIEN AVEC S. SCIARRINO » texte inédit : transcription en italien & traduction en français de Grazia Giacco)

« Ici, Sciarrino n’hésite pas à préciser sa position :
« Moi, je suis plus radical. Dans le sens où, à mon avis, cette manifestation, que tu appelles visuelle, de synesthésie, est une chose inhérente tout d’abord à notre histoire, car nous utilisons depuis près de 2500 ans des supports visuels pour écrire. Autrefois, c’était seulement pour une fonction mnémonique. Mais, qui de nous désormais fait automatiquement la distinction entre la fonction mnémonique de la musique écrite et sa fonction de projection ? Et alors, je crois que cette notation, ce support visuel a eu une incidence telle sur l’imagination de la musique par les compositeurs que quelque chose de l’espace, du visuel, est passé dans la musique […]. Puis, à mon avis, il y a un autre phénomène, celui qui est étroitement lié à ce que tu disais au début, à l’apparition du timbre, du son, qui fait ressortir aussi la physiologie (Sciarrino se réfère ici à Un’ immagine di Arpocrate) […] comme entendre la respiration de l’instrumentiste ou le souffle de celui qui écoute, ou peut-être de celui qui écrit, je ne sais pas. De toute façon, il y a ces silences où soudain se manifeste la physiologie, comme si on était dans une chambre anéchoïque. » (Ibid.)

« En effet, la pensée de Sciarrino se base sur la conviction que la perception humaine est une globalité perceptive. Les sens humains s’influencent réciproquement dans l’expérience perceptive. Le visuel et l’auditif se partagent l’espace et le temps, dans un échange merveilleusement guidé par (et dans) notre mémoire. Mais, comment Sciarrino justifie-t-il le fait que la spatialité a pu devenir "intrinsèque" à notre écoute ? Tout d’abord, il admet que
«  les perceptions humaines agissent toutes simultanément. Pendant qu’on écoute, on ne cesse pas de voir, de sentir. On a aussi une certaine saveur dans la bouche ou des sensations épidermiques. En plus des cinq sens habituels, il y a une perception qui concerne notre état général, l’équilibre et la position du corps, l’orientation. On sent le chaud et le froid, si on est fatigué ou reposé, si l’air est vicié ou non, etc. Il est clair qu’il existe une interaction entre les différents sens, l’un interfére sur l’autre. Quoique l’idée d’empiètement ne soit pas exacte : en ce qui concerne l’influence réciproque des sens, on devrait dire qu’une sensation finit par prendre certains critères des autres. » (in « LES FIGURES DE LA MUSIQUE, DE BEETHOVEN A AUJOURD’HUI » cycle de 6 conférences, Rome, oct. 1995, p. 61)

«  De plus, Sciarrino s’inscrit volontiers dans la perspective d’une nouvelle sensibilité du temps, héritant des convergences amorcées au moins depuis le XIXème siècle avec les arts de l’espace :
« L’espace et le temps sont liés. C’est pourquoi, en traitant un argument de forme musicale, nous pourrons y rapporter les arguments d’un événement pictural parallèle. Ainsi, nous pourrons éclairer la naissance d’une logique, d’une forme musicale, avec les arguments d’un événement pictural, et vice-versa. » (Ibid. p. 99)

«  Mais la convergence ne s’arrête pas là. À propos de l’intensité, Sciarrino nous explique ainsi comment les nuances sont ressenties comme des énergies qui nous envahissent :
« L’intensité est le paramètre qui préside à l’une des qualités fondamentales du son : la dynamique, c’est pourquoi nous distinguons le piano et le forte. Eh bien ! cette distinction s’enracine dans la spatialité. Un son forte se tend pour nous toucher, il nous menace, nous attaque, nous renverse ; un son piano s’éloigne et nos pulsations s’apaisent. Notre musique a pris en soi, à travers un chemin millénaire, l’illusion de la proximité et de l’éloignement, c’est-à-dire de l’espace ambiant. » (Ibid. p. 67)

«  Dès lors, Sciarrino identifie un autre type d’espace, l’espace mental : « avant de donner les règles organisatrices de la composition, l’espace organise la perception musicale », écrit-il (Ibid p. 60). Et il ajoute :
« Déjà dans la définition primaire des qualités du son, nous n’utilisons pas des critères acoustiques, mais des critères provenant des autres sensations. Ainsi, on définit un son aigu ou grave en utilisant les concepts de provenance tactile, mais il est clair qu’aucun son ne pique et qu’aucun son ne peut être soupesé physiquement. En plus, la perception d’une pointe provoque une douleur, et le poids n’est pas seulement une sensation tactile, il est une appréciation complète réalisée au moyen de notre structure musculaire osseuse. Un certain rayon d’influence réciproque des sens, qu’on pourrait appeler inertie synesthésique, nous vient, du fait que la perception humaine est une globalité perceptive. » (Ibid p. 61)

«  Donc, pour Sciarrino, parler de synesthésie signifie élargir la conception d’un phénomène pour lequel la perception de certains stimuli est accompagnée par des images particulières propres à d’autres modes sensoriels. L’unicité de son discours réside dans l’utilisation de critères visuels pour organiser le matériel sonore :
« Je ne crois pas que le visuel doive soutenir le sonore, fournir une sonde qui puisse le rendre déchiffrable. […] Je voudrais pousser la conscience vers un pas obligé mais tout à fait possible: reconnaître directement dans le visuel les critères avec lesquels nous ordonnons et organisons le sonore. »

«  Sciarrino définit le champ d’action de la musique comme une 
« temporalité fortement spatialisée » (Ibid. p. 60), en précisant que la musique ne devient pas visuelle, car elle « est et reste auditive » (Ibid.). La radicalité de la conception synesthésique réside dans l’idée que l’organisation de la musique, ses « connexions logiques parviennent à notre esprit depuis le monde visuel, le monde spatial. » (Ibid.) Mais l’ouvrage de Sciarrino ne veut pas être un traité de synesthésie. Plus qu’à une synesthésie, sa réflexion renvoie à une approche synthétique des arts. La recherche des "concepts de base" de la construction, communs à toutes les expériences artistiques, voire à certaines découvertes scientifiques ou à la physiologie humaine en général, donne vie à une sorte d’étude parallèle des processus d’organisation, aboutissant ainsi à leur synthèse dans la formulation
des figures. »



 

Trois montages de fragments de vidéogrammes extraits de 6  vidéographies de
Tableaux Filmés & Musique Contemporaine
© Sandrine Treuillard